La Nourriture des Normands

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Il y a deux ou 3 siècles, les paysans normands se nourrissaient surtout de légumes, d’œufs, de laitages et de beurre.
Ils ne mangeaient que très rarement de la viande. Quand ils tuaient un porc, ils en vendaient les bons morceaux et se réservaient les tripes, le cœur et la courraie (poumons) dont ils faisaient une soupe spéciale que l’on prépare encore, actuellement, selon certains rites.
Ils fabriquaient enfin des andouilles, qu’ils mettaient à fumer dans l’âtre et se réservaient, parfois, un jambon.
Ils faisaient, aussi, grand usage de bouillies de diverses céréales : avoine, orge, seigle, sarrasin, etc... Cette dernière était si répandue qu’on appelait, par ironie, les paysans de chez nous « les Normands bouilleux ». Les bouillies se préparaient dans des casseroles de cuivre, spéciales munies d’un long manche de fer et d’un petit pied, simple ou bifurqué, qui permettait à ce manche de s’appuyer sur l’âtre. La bouillie était sans cesse remuée, pendant la cuisson, avec une cuillère de bois ‘mouvette). Quand la préparation était terminée, on donnait la mouvette à lécher à un des enfants. Cet usage a créé le dicton populaire que les Normands appliquent à quiconque embrasse une femme un peu longuement. « Y la reliche comme une mouvette à bouillie ».
Actuellement l’alimentation des Normands est toute différente. Ils mangent plus de viande qu’au temps passé. Cependant ils sont encore très loin de l’alimentation par trop carnée, des citadins. Ils ne mangent guère, en effet, de la viande fraîche que le dimanche à midi ou le lundi. Sous semaine, ils n’utilisent que la viande de porc salée et encore en petite quantité.

Voici le schéma général de leur diététique :
Dès leur réveil, les Normands mangent un « guichon » de soupe à la graisse. Cette soupe paysanne délicieuse, est faite avec des pommes de terre et les légumes verts de la saison [Choux, poireaux, haricots « mange-tout » normands (ou « pois de mai »), etc.]. Elle tire son parfum de la fameuse graisse normande préparée une fois par an et dont on ajoute une certaine quantité dans le chaudron ou bout la soupe. Au moment de la verser dans les guichons, la maîtresse met dans chacun de ceux-ci, un certain nombre de languettes de pain. La soupe normande représente ainsi un élément complet aux parfums délicieux.
La soupe est prise entre 6 heures et 7 heures du matin, selon la saison.
A 9h30, a lieu la « collation ». Les paysans mangent, à ce repas, soit un reste de repas de la veille, soit des légumes à la crème, un peu de lard, du pain, et du beurre. Le tout est arrosé de pur jus (c'est-à-dire de cidre obtenu par écrasement des pommes, sans addition d’eau) soit, chez les fermiers moins aisés, ou quand la dernière récolte de pommes n’a pas été bonne et qu’il faut vivre sur les réserves de l’année précédente, de cidre dit « mitoyen », c'est-à-dire coupé d’eau dans une certaine proportion.
A 1 heure de l’après-midi, a lieu le déjeuner composé d’un plat de viande ou de poisson, d’un plat de légumes et de galettes de sarrasin, beurrées ou non. Autrefois, ce repas était arrosé de cidre uniquement. Depuis quelques années, malheureusement, ce repas se termine par une tasse de café additionné d’eau de vie de cidre.
Vers 4 heures de l’après-midi, quand ils ne font pas de travaux par trop fatigants, les paysans se reposent pendant une demi-heure et ne boivent que du cidre, emporté dans les pièces où ils travaillent à l’aide de cruchons de grès précédemment décrits. Quand le labeur est pénible, pendant « les foins » ou les moissons, ils font, en outre, un goûter soit avec des tartines de pain beurré, soit avec une omelette et du pain.
A 7 ou 8 heures du soir, rentrés à la ferme, les fermiers et les ouvriers mangent une « guichonnée » de soupe normande. Un grand guichon d’adulte contient environ quatre à cinq assiettes de soupe. Puis ils boivent un peu de cidre et vont se coucher.
Le vendredi et parfois le lundi, jour de marché à Coutances, le repas du midi comporte du poisson. Quatre espèces de poissons ont la prédilection
des normands : Le hâ, ou grosse anguille de mer ; le chien de mer ; la morue salée et le flétan (sorte de morue salée et fumée).
Le dimanche ou les jours de fête, ils mangent, au repas du midi, soit du bœuf bouilli, soit du veau rôti ou quelquefois, maintenant de la volaille.
Enfin, le jour où l’on fait le pain, comme ce pain demande un certain temps pour être cuit, le fermier prend un peu de pâte à pain, l’améliore [« l’amende »] parfois avec des œufs et du lait, et en fait une galette plate qu’il met à cuire à l’entrée du four lorsque tous les pains ont été enfournés.
C’est ce qu’on appelle « la gâche ». cette gâche est rapidement cuite, si bien que le fermier qui, dès le matin s’est mis à boulanger, peut en offrir, toute chaude, à la collation. Elle est mangée, en guise de pain, telle quelle, ou enduite de bon beurre frais.
Après ces généralités sur la nourriture des Normands, il est indispensable de dire quelques mots, de quelques préparations culinaires spéciales à la Normandie, puis de décrire très brièvement la préparation de la graisse normande et la récolte du sarrasin.

1°) Quelques spécialités culinaires.
Dans certaines régions, surtout le long de la côte, le poisson, au lieu d’être cuit dans l’eau, est cuit dans du cidre et mangé avec du pain beurré.
De même le jambon salé et fumé, une fois découpé en tranches, est très souvent cuit dans du cidre, puis rissolé dans la poêle.

2°) La graisse normande.
La graisse normande s’obtient de la façon suivante. On prend de la graisse de bœuf d’excellente qualité et on la met dans un vaste chaudron au-dessus d’un feu doux, car la graisse ne doit ni brûler, ni noircir. On y ajoute toutes sortes de légumes : pommes de terre, navets, carottes, choux, haricots, laurier, thym, serpolet, etc... Pendant trois jours, cette graisse bout sans arrêt, à feu doux. Pendant ce temps, on la brasse sans cesse. Lorsqu’elle est bien cuite, on la passe dans des pots de grès et, toujours en remuant, on y ajoute du sel, du poivre et des épices. Chez les fermiers aisés, on ajoute, pendant la cuisson de la graisse, un morceau de bœuf et un poulet.
On comprend aisément que cette graisse contienne, outre la graisse elle-même, le goût et le parfum de tout ce qui a été mis dedans, et qu’un peu de cette graisse puisse parfumer délicieusement la soupe dans laquelle on la met. Bien avant les extraits concentrés de potages que la chimie moderne a créés, les Normands avaient donc, par empirisme, trouvé le moyen d’en fabriquer et d’utiliser le pouvoir fixateur qu’ont les substances grasses pour les aromes.

3°) Le sarrasin.
Le sarrasin est, surtout dans le bas du Cotentin, cultivé dans toutes les fermes, car sa farine sert à faire le mets traditionnel des Normands : la galette de sarrasin. Celle-ci se mange, toute chaude, recouverte ou non de beurre frais, au lieu et place de pain, au repas de midi. Le sarrasin fleurit vers la mi-juillet. Ses fleurs blanches ont une odeur agréable. Butinées par les abeilles, ces fleurs confèrent au miel de Normandie une couleur brunâtre et une odeur exquise, rappelant un peu celle du pain d’épices. On commence à faucher le sarrasin au début de septembre. Après fauchage, les tiges du sarrasin sont mises en « binots », ou « gavelots » c'est-à-dire en petits cônes reposant sur le sol, ce qui leur permet de sécher.
Au bout de 15 jours, le sarrasin est sec. On le bat alors aux fléaux, dans la pièce même ou il a été fauché, sur une grande bâche spéciale, dite « toile batteresse », étendue sur le sol. Pour amener les binots ou buhots des quatre coins du champ jusqu’à la toile batteresse, on se sert parfois des traînes à bois. Pour terminer rapidement ce battage, afin de n’être pas surpris par le mauvais temps, le fermier fait appel à ses ouvriers et aux fermiers voisins. Lorsque ceux-ci, à leur tour, battront leur sarrasin, il ira les aider, car il est de coutume de « s’entr’aider » par les corvées. Munis de leurs fléaux (qui s’appellent : fiais dans le nord et siais dans le sud de l’arrondissement de Coutances), les Normands font résonner le sol de leurs coups cadencés. Dans chaque ferme, le soir du jour où ont été battus les derniers sarrasins, le fermier offre à ses amis et ouvriers un repas copieux et surtout de nombreuses « moques de bon bère », ainsi que du café et de l’eau de vie de cidre.
Cette petite fête champêtre (qui a lieu également pour les foins, les blés, etc...) s’appelle : faire les « persils » du sarrasin. Les derniers sarrasins (ceux qui ont été semés le plus tardivement) doivent être « finis de battre » pour la foire de Gavray, le 18 septembre. « Les batt’ries de s’rasin » ont fait l’objet d’une délicieuse poésie de Ch. Leboulanger.

Extrait de « La Normandie Ancestrale »
– Dr Stephen CHAUVET (1921)
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