Le secret de la vieille
En cette année 1884, sur la côte, l’automne était particulièrement enchanteur. Si les matinées étaient fraîches, les tantôts étaient d’une esquisse douceur. Un soleil chaud, presque ardent, donnait à cette fin d’octobre l’impression d’un début d’été. De la falaise de Carteret, Jersey dans une mer bleue s’allongeait languissamment. Les couchers de soleil rougeoyants la transformaient en immense améthyste, baignée dans des flots d’opale. Sur le chemin des douaniers, les touffes roses de serpolet étaient encore parfumées et le silence de l’étroit sentier n’était troublé à la marée montante que par le bruit des vagues bordées d’écume neigeuse venant se briser en une cantilène monotone contre les rochers bruns et s’engouffrer tumultueusement dans les grottes profondes, aux parois tapissées de mousses sanglantes.
De la vieille église, les dunes dorées donnaient l’impression d’un océan immobile et sans limite. Leurs lignes capricieuses étaient dominées au loin par les collines des Moitiers d’Allonne, vertes, parsemées de boqueteaux aux tons roux. Çà et là, broutant l’herbe rare, des brebis aux pattes liées cherchaient parfois mais en vain, à galoper dans le sable où elles enfonçaient légèrement. Plus loin, le chemin d’Hattinville bordé par deux collines sablonneuses et mouvantes s’enfonçait vers le rivage pour se perdre dans les flots chargés de lichens parfumés d’une senteur saline pénétrante.
En ce bel après-midi automnal, deux enfants s’étaient approchés avec curiosité et prudence d’une misérable maisonnette, couverte de chaume. Comme s’ils faisaient une niche aux conséquences dangereuses, ils cherchaient à regarder à travers la fenêtre, rendu impénétrable par des rideaux presque noirs à force d’être malpropres. D’ordinaire, ils connaissaient le châtiment réservé à pareille audace : une vieille sortait, un bâton à la main, courant avec une ardeur juvénile, ne s’arrêtant qu’après avoir administré une volée de coups aux indiscrets trop imprudents.
Ce jour-là, ils purent demeurer assez longtemps près de la chaumière sans voir apparaître l’irascible femme appelée par tout le village la Mère aux Homards ; âgée d’environ soixante-dix ans, elle était pour tous comme un personnage de légende. On racontait sur elle des récits extravagants. Les anciens du village se souvenaient de l’avoir vue très belle ; par orgueil, disait-on, elle avait refusé de se marier au fils d’un des fermiers les plus riches des Moitiers d’Allonne. Le jeune homme en était mort de chagrin. Elle ne l’avait pas épousé, pauvre fille d’un pêcheur veuf et buveur invétéré, pour avoir entendu dire par sa mère qu’elle aimerait mieux le voir mourir que d’épouser une jeune fille sans le sou. Plus tard, son fils étant gravement malade, la fermière était venue la supplier d’être sa bru. Brutalement, elle l’avait chassée, et elle-même avait reçu de son père, outré, des coups si violents qu’elle en avait toujours conservé une légère claudication. Peu de temps après, il était mort dans un accès de delirium tremens. Elle avait alors commencé à mener une vie étrange, inexplicable aux habitants du village d’Hattinville. Elle allait tous les jours, par tous les temps, à la mer, vivant de sa pêche, achetant seulement chez l’épicière pain et eau-de-vie. Certains la croyaient voleuse, d’autres lui attribuaient un pouvoir maléfique et on l’accusait de jeter des sorts. Jamais elle n’allait à la messe, mais le curé lui disait toujours un bonjour aimable. On l‘avait vue plus d’une fois s’arrêter comme pour prier près de la fontaine Saint-Germain, où elle trouvait une petite statue du saint et puiser de l’eau miraculeuse, s’en servant, pensait-on, pour des usages diaboliques ; des coïncidences curieuses avaient fait naître cette opinion. Elle ne parlait à personne et l’on n’aurait pas osé l’interroger. Quelques ivrognes avaient voulu se moquer d’elle. Bien vite, car elle était très forte, elle les avait guéris de leur insolence, et personne n’osait plus l’attaquer. Seuls les enfants s’adressaient à elle pour lui proposer des pinces de homards. Selon leur importance et leur qualité, elle leur donnait un sou ou deux. Aussi l’avait-on surnommée la Mère aux Homards. Bien peu savaient son vrai nom : Hélène Flambart.
Positifs mais superstitieux les habitants d’Hattinville la voyaient toujours passer avec inquiétude. On ne pouvait pas ne pas la remarquer ; malgré les années, elle était restée droite, svelte, fière sous ses haillons ; son allure jeune était accentuée par ses cheveux demeurés d’un noir de jais. Son visage coloré et parsemé de plaques rouges, était éclairé par des yeux vifs, perçants. Son nez busqué et son menton court lui donnaient une expression ardente, passionnée. Le moindre mécontentement rendait ses yeux brûlants et méchants. Marchant toujours d’un pas rapide, elle semblait fuir l’attention. Personne n’osait l’aborder. Jamais, au cours de ses allées et venues, portant au bras un panier parfois très lourd chargé de coquillages, de lançons et de crabes, elle n’avait jamais voulu faire de commerce avec ses voisins. Bonne marcheuse, elle allait vendre le fruit de sa pêche à Barneville, à Portbail, ou dans les fermes des environs. On ne lui connaissait pas d’aventure et personne n’avait jamais pénétré chez elle.
Toute sa vie était un mystère. Bien difficile était d’en déchiffrer le secret. Les uns la disaient avare, d’autres exagéraient son penchant pour l’eau-de-vie de cidre, certains la traitaient de sorcière. Un jour, on l’avait cru morte. L’on avait voulu pénétrer chez elle de force : tirée, par le bruit, de son sommeil, elle avait repoussé avec violence les indiscrets. A peine avait-on aperçu dans sa chaumière de longues files de pinces de homards suspendues à des cordes. Depuis, jamais personne ne s’était aventuré à vouloir entrer dans sa demeure. Seuls les gamins du village pour la faire endéver, comme ils disaient dans leur patois, s’arrêtaient un instant devant sa fenêtre, jamais assurés de s’en tirer sans coups de bâtons.
Ce jour-là, les enfants, étonnés de ne pas la voir sortir, après s’être enfuis, étaient revenus. Très vite, ils avaient été frappés par une odeur épouvantable, venue, leur semblait-il, du dessous de la porte. Ils firent part aux gens du village de leur impression. On connaissait la violence de la Mère aux Homards, et personne ne voulut s’exposer à la subir de nouveau. La curiosité l’emporta. Une femme se rendit près de la chaumière. A son tour, elle fit les remarques à des voisins. Bientôt plusieurs personnes vinrent et toutes étaient épouvantées par l’odeur de pourriture dégagée de la chaumière. Les hommes furent alertés. On décida d’avertir le garde-champêtre. Celui-ci fit son rapport au maire. Comme depuis longtemps personne ne l’avait aperçue, on la jugea morte. Le maire des Moitiers d’Allonne était un vieux fermier prudent, circonspect, assez timide. Ne tenant pas à entrer en contact avec la femme Flambart, craignant d’y perdre de son autorité, il fit prévenir les gendarmes de Barneville. Ceux-ci arrivèrent aussitôt. Tous les gens du village, intrigués, les accompagnèrent à la chaumière, curieux de connaitre le secret de la Mère aux Homards.
Les gendarmes, alors, heurtent la porte, sans recevoir de réponse. Ils appellent violemment la femme par son nom. L’un deux, d’un coup de talon, essaie de débloquer les gonds. La vieille restait bien enfermée. Certains des assistants, gênés par l’odeur de la chaumière, s’éloignaient, incommodés. On alla chercher une barre de fer. Après avoir résisté, la porte céda.
Dans la pièce obscure, sur un grabat, la vieille aux Homards gisait étendue. Les gendarmes eurent un haut le cœur en voyant son corps décomposé rongé par la vermine. Près d’elle se trouvait un litre d’eau-de-vie à moitié vide. Le brigadier, levant la tête, aperçut dans la pièce éclairée par le soleil encore ardent des cordes d’où pendaient des pinces de homards.
Soudain, un jeune homme très grand, appelé dans le village « l’innocent », malgré la défense, entra dans la chaumière presque en coup de vent, avec une curiosité empressée. De la tête, maladroitement, il heurta une des nombreuses cordes fixées d’un bout à l’autre de la pièce. Avant d’être mis dehors assez brutalement, à terre tombèrent plusieurs pièces d’or. Une fois sorti, les gens virent, par la porte ouverte, un gendarme monté sur chaise bancale, enlever une, puis plusieurs pinces de crabe. Chacune contenait 3 à 4 pièces d’or. Les pinces formaient des lignes régulières blanches et rouges ; l’on en compta plusieurs centaines.
Devant cet or accumulé sur la table misérable, les paysans ouvraient des yeux émerveillés, cupides. Cet or ne pourrait-il pas leur revenir puisque la vieille était morte sans laisser parent connu. Le maire, présent au milieu de la foule, en entendant les cris d’admiration s’approcha. On détacha toutes les pinces de homards. Plus de cinquante mille francs furent recueillis. Cet or, c’était le secret de la vieille.
Bientôt, attelée de son cheval blanc, l’on vit arriver la carriole du notaire de Barneville. Il en descendit, tout de noir vêtu, le col empesé montant jusqu’aux oreilles, avec sa cravate éblouissante comme de la neige. « Arrêtez ! dit-il, aux gendarmes, j’ai un testament. Je suis responsable de l’argent de la défunte. Il glissa dans l’oreille du brigadier, rouge et gêné : « L’héritier, c’est le refuge de Valognes. Pour les filles repenties ».
Le mot avait été entendu par l’un des assistants. Il se répandit vivement dans la foule. Ce fut de la stupeur. La mère aux Homards, cette vieille sans foi ni loi, donner tout à des sœurs. L’on ne pouvait y croire.
Le surlendemain, le curé des Moitiers d’Allonne vint faire la levée du corps. Une messe fut dite, à laquelle seules quelques vieilles femmes assistèrent, pour le repos de l’âme de cette mystérieuse créature. Personne ne voulut acheter sa misérable demeure.
Le passant, venu de Carteret, en allant à la mer voit une masure en ruines. Le toit s’est effondré. Les pierres s’écroulent peu à peu. La mousse favorisée par l’humidité de l’hiver recouvre les pans gris et sales. Les gamins ont utilisé pour leurs jeux les vitres et les fenêtres. Ils y entrent par le trou béant de la façade crevée. La vieille ne reviendra plus, ils le savent, pour défendre son trésor soigneusement dissimulé.
Les grands vents de l’hiver, aux heures de la tempête, hurlent dans les dunes immenses et font leurs œuvres de destruction lente et sûre. Les femmes d’Hattinville se signent en passant devant la demeure mystérieuse.
Peu à peu l’oubli gagne, mais certains se réjouissent encore d’avoir connu le mystère de la Mère aux Homards, si pauvre et si riche, heureuse d’un bonheur que certains – on est en terre normande - envient sans oser l’avouer.
Jean BARNEVILLE
"Feux sur la Falaise"
De la vieille église, les dunes dorées donnaient l’impression d’un océan immobile et sans limite. Leurs lignes capricieuses étaient dominées au loin par les collines des Moitiers d’Allonne, vertes, parsemées de boqueteaux aux tons roux. Çà et là, broutant l’herbe rare, des brebis aux pattes liées cherchaient parfois mais en vain, à galoper dans le sable où elles enfonçaient légèrement. Plus loin, le chemin d’Hattinville bordé par deux collines sablonneuses et mouvantes s’enfonçait vers le rivage pour se perdre dans les flots chargés de lichens parfumés d’une senteur saline pénétrante.
En ce bel après-midi automnal, deux enfants s’étaient approchés avec curiosité et prudence d’une misérable maisonnette, couverte de chaume. Comme s’ils faisaient une niche aux conséquences dangereuses, ils cherchaient à regarder à travers la fenêtre, rendu impénétrable par des rideaux presque noirs à force d’être malpropres. D’ordinaire, ils connaissaient le châtiment réservé à pareille audace : une vieille sortait, un bâton à la main, courant avec une ardeur juvénile, ne s’arrêtant qu’après avoir administré une volée de coups aux indiscrets trop imprudents.
Ce jour-là, ils purent demeurer assez longtemps près de la chaumière sans voir apparaître l’irascible femme appelée par tout le village la Mère aux Homards ; âgée d’environ soixante-dix ans, elle était pour tous comme un personnage de légende. On racontait sur elle des récits extravagants. Les anciens du village se souvenaient de l’avoir vue très belle ; par orgueil, disait-on, elle avait refusé de se marier au fils d’un des fermiers les plus riches des Moitiers d’Allonne. Le jeune homme en était mort de chagrin. Elle ne l’avait pas épousé, pauvre fille d’un pêcheur veuf et buveur invétéré, pour avoir entendu dire par sa mère qu’elle aimerait mieux le voir mourir que d’épouser une jeune fille sans le sou. Plus tard, son fils étant gravement malade, la fermière était venue la supplier d’être sa bru. Brutalement, elle l’avait chassée, et elle-même avait reçu de son père, outré, des coups si violents qu’elle en avait toujours conservé une légère claudication. Peu de temps après, il était mort dans un accès de delirium tremens. Elle avait alors commencé à mener une vie étrange, inexplicable aux habitants du village d’Hattinville. Elle allait tous les jours, par tous les temps, à la mer, vivant de sa pêche, achetant seulement chez l’épicière pain et eau-de-vie. Certains la croyaient voleuse, d’autres lui attribuaient un pouvoir maléfique et on l’accusait de jeter des sorts. Jamais elle n’allait à la messe, mais le curé lui disait toujours un bonjour aimable. On l‘avait vue plus d’une fois s’arrêter comme pour prier près de la fontaine Saint-Germain, où elle trouvait une petite statue du saint et puiser de l’eau miraculeuse, s’en servant, pensait-on, pour des usages diaboliques ; des coïncidences curieuses avaient fait naître cette opinion. Elle ne parlait à personne et l’on n’aurait pas osé l’interroger. Quelques ivrognes avaient voulu se moquer d’elle. Bien vite, car elle était très forte, elle les avait guéris de leur insolence, et personne n’osait plus l’attaquer. Seuls les enfants s’adressaient à elle pour lui proposer des pinces de homards. Selon leur importance et leur qualité, elle leur donnait un sou ou deux. Aussi l’avait-on surnommée la Mère aux Homards. Bien peu savaient son vrai nom : Hélène Flambart.
Positifs mais superstitieux les habitants d’Hattinville la voyaient toujours passer avec inquiétude. On ne pouvait pas ne pas la remarquer ; malgré les années, elle était restée droite, svelte, fière sous ses haillons ; son allure jeune était accentuée par ses cheveux demeurés d’un noir de jais. Son visage coloré et parsemé de plaques rouges, était éclairé par des yeux vifs, perçants. Son nez busqué et son menton court lui donnaient une expression ardente, passionnée. Le moindre mécontentement rendait ses yeux brûlants et méchants. Marchant toujours d’un pas rapide, elle semblait fuir l’attention. Personne n’osait l’aborder. Jamais, au cours de ses allées et venues, portant au bras un panier parfois très lourd chargé de coquillages, de lançons et de crabes, elle n’avait jamais voulu faire de commerce avec ses voisins. Bonne marcheuse, elle allait vendre le fruit de sa pêche à Barneville, à Portbail, ou dans les fermes des environs. On ne lui connaissait pas d’aventure et personne n’avait jamais pénétré chez elle.
Toute sa vie était un mystère. Bien difficile était d’en déchiffrer le secret. Les uns la disaient avare, d’autres exagéraient son penchant pour l’eau-de-vie de cidre, certains la traitaient de sorcière. Un jour, on l’avait cru morte. L’on avait voulu pénétrer chez elle de force : tirée, par le bruit, de son sommeil, elle avait repoussé avec violence les indiscrets. A peine avait-on aperçu dans sa chaumière de longues files de pinces de homards suspendues à des cordes. Depuis, jamais personne ne s’était aventuré à vouloir entrer dans sa demeure. Seuls les gamins du village pour la faire endéver, comme ils disaient dans leur patois, s’arrêtaient un instant devant sa fenêtre, jamais assurés de s’en tirer sans coups de bâtons.
Ce jour-là, les enfants, étonnés de ne pas la voir sortir, après s’être enfuis, étaient revenus. Très vite, ils avaient été frappés par une odeur épouvantable, venue, leur semblait-il, du dessous de la porte. Ils firent part aux gens du village de leur impression. On connaissait la violence de la Mère aux Homards, et personne ne voulut s’exposer à la subir de nouveau. La curiosité l’emporta. Une femme se rendit près de la chaumière. A son tour, elle fit les remarques à des voisins. Bientôt plusieurs personnes vinrent et toutes étaient épouvantées par l’odeur de pourriture dégagée de la chaumière. Les hommes furent alertés. On décida d’avertir le garde-champêtre. Celui-ci fit son rapport au maire. Comme depuis longtemps personne ne l’avait aperçue, on la jugea morte. Le maire des Moitiers d’Allonne était un vieux fermier prudent, circonspect, assez timide. Ne tenant pas à entrer en contact avec la femme Flambart, craignant d’y perdre de son autorité, il fit prévenir les gendarmes de Barneville. Ceux-ci arrivèrent aussitôt. Tous les gens du village, intrigués, les accompagnèrent à la chaumière, curieux de connaitre le secret de la Mère aux Homards.
Les gendarmes, alors, heurtent la porte, sans recevoir de réponse. Ils appellent violemment la femme par son nom. L’un deux, d’un coup de talon, essaie de débloquer les gonds. La vieille restait bien enfermée. Certains des assistants, gênés par l’odeur de la chaumière, s’éloignaient, incommodés. On alla chercher une barre de fer. Après avoir résisté, la porte céda.
Dans la pièce obscure, sur un grabat, la vieille aux Homards gisait étendue. Les gendarmes eurent un haut le cœur en voyant son corps décomposé rongé par la vermine. Près d’elle se trouvait un litre d’eau-de-vie à moitié vide. Le brigadier, levant la tête, aperçut dans la pièce éclairée par le soleil encore ardent des cordes d’où pendaient des pinces de homards.
Soudain, un jeune homme très grand, appelé dans le village « l’innocent », malgré la défense, entra dans la chaumière presque en coup de vent, avec une curiosité empressée. De la tête, maladroitement, il heurta une des nombreuses cordes fixées d’un bout à l’autre de la pièce. Avant d’être mis dehors assez brutalement, à terre tombèrent plusieurs pièces d’or. Une fois sorti, les gens virent, par la porte ouverte, un gendarme monté sur chaise bancale, enlever une, puis plusieurs pinces de crabe. Chacune contenait 3 à 4 pièces d’or. Les pinces formaient des lignes régulières blanches et rouges ; l’on en compta plusieurs centaines.
Devant cet or accumulé sur la table misérable, les paysans ouvraient des yeux émerveillés, cupides. Cet or ne pourrait-il pas leur revenir puisque la vieille était morte sans laisser parent connu. Le maire, présent au milieu de la foule, en entendant les cris d’admiration s’approcha. On détacha toutes les pinces de homards. Plus de cinquante mille francs furent recueillis. Cet or, c’était le secret de la vieille.
Bientôt, attelée de son cheval blanc, l’on vit arriver la carriole du notaire de Barneville. Il en descendit, tout de noir vêtu, le col empesé montant jusqu’aux oreilles, avec sa cravate éblouissante comme de la neige. « Arrêtez ! dit-il, aux gendarmes, j’ai un testament. Je suis responsable de l’argent de la défunte. Il glissa dans l’oreille du brigadier, rouge et gêné : « L’héritier, c’est le refuge de Valognes. Pour les filles repenties ».
Le mot avait été entendu par l’un des assistants. Il se répandit vivement dans la foule. Ce fut de la stupeur. La mère aux Homards, cette vieille sans foi ni loi, donner tout à des sœurs. L’on ne pouvait y croire.
Le surlendemain, le curé des Moitiers d’Allonne vint faire la levée du corps. Une messe fut dite, à laquelle seules quelques vieilles femmes assistèrent, pour le repos de l’âme de cette mystérieuse créature. Personne ne voulut acheter sa misérable demeure.
Le passant, venu de Carteret, en allant à la mer voit une masure en ruines. Le toit s’est effondré. Les pierres s’écroulent peu à peu. La mousse favorisée par l’humidité de l’hiver recouvre les pans gris et sales. Les gamins ont utilisé pour leurs jeux les vitres et les fenêtres. Ils y entrent par le trou béant de la façade crevée. La vieille ne reviendra plus, ils le savent, pour défendre son trésor soigneusement dissimulé.
Les grands vents de l’hiver, aux heures de la tempête, hurlent dans les dunes immenses et font leurs œuvres de destruction lente et sûre. Les femmes d’Hattinville se signent en passant devant la demeure mystérieuse.
Peu à peu l’oubli gagne, mais certains se réjouissent encore d’avoir connu le mystère de la Mère aux Homards, si pauvre et si riche, heureuse d’un bonheur que certains – on est en terre normande - envient sans oser l’avouer.
Jean BARNEVILLE
"Feux sur la Falaise"