Légende de Saint Germain
En l'île de Jersey,
Journal des voyages (1897)
Il y a quelques années, un des plus épouvantables drames géologiques qui se puissent imaginer se passa dans les îles de la Sonde. En même temps que le volcan Krakatoa entrait dans une active et longue période d'éruption, des tremblements de terre, accompagnés de raz de marée, jetaient la terreur parmi les populations, et les victimes furent nombreuses de ces phénomènes qui surviennent sans crier gare, n'ont généralement pas grande durée et font de terrible besogne. Imaginez des gens bien tranquilles, au bord de la mer, dans une sérénité séculaire, et, tout à coup, surpris par le cataclysme ! Les îles de la Sonde ne sont pas les seules à éprouver de pareilles perturbations, imprévues et meurtrières. Le Japon, dans sa partie septentrionale, ne vient-il pas de subir un raz de marée tel que le pareil ne s'était sans doute jamais vu ? Trente mille victimes, voilà le chiffre connu, jusqu'à ce moment, et il est probable qu'en y ajoutant encore quelques milliers, on se rapprocherait plus sensiblement de la vérité.
Je songeais à cela, il y a quelques jours, au bord de la mer, au pied des magnifiques falaises de Carteret, qui sont une des merveilles du pays riverain de la Manche. Au loin, environ sept lieues, Jersey se détache sur l'horizon, et, par certains couchers de soleil, c'est merveilleux : entre l’île anglaise et la terre ferme, la masse noire des Écrehous, que l'Angleterre veut compter dans son domaine, et qui jeta quelque émoi dans notre monde militaire, il y a peu d'années, à la suite de certains articles alarmistes publiés dans les journaux de la capitale. La mer est le domaine de nos voisins, du moins ils veulent le faire croire, et avec une telle audace, qu'ils finissent par imposer leur prétention.
Et, cependant, jusqu'au huitième siècle, Jersey n'était pas une île, elle faisait partie de la terre ferme et le détroit que l'on voit aujourd’hui n'existait pas. Il est, du reste, sans profondeur, et des navires d'un certain tonnage ne s'y risquent pas, à moins que, poussés par la bourrasque, ils ne viennent s'effondrer sur les hauts fonds. L'histoire ne raconte-t-elle pas que Saint Germain, évêque d'Auxerre, après avoir passé par Lutèce et Nanterre, où il s'entretint, à plusieurs reprises, avec Sainte Geneviève, gagna Jersey après avoir franchi, sur une planche, un simple ruisseau ? Il en revint même, et son retour a donné naissance à la plus bizarre des légendes qui durent encore, dans ces admirables parages de la Basse-Normandie. Je l'ai racontée moi-même, il y a quelques années, dans un livre consacré par quelques hommes de lettres à la mémoire de Léon Cladel1, et elle me semble si curieuse que je n'hésite pas à la reproduire pour ceux des lecteurs du Journal des Voyages qui l'ignorent. Je puis bien, ce me semble, me citer moi-même.
Saint-Germain, évêque d'Auxerre, fut, dans le début du cinquième siècle, un évêque voyageur, empressé d'aller porter partout, après une jeunesse assez orageuse, la bonne parole. Cela s'appelait combattre l'hérésie. Toujours est-il qu'il passa de Coutances à Jersey, sans être obligé de quitter ses sandales. La contrée riveraine du détroit qu'on appelle la Déroute est encore tout imprégnée de son nom : l'on y rencontre des Saint-Germain partout, ornés d'un nom supplémentaire qui les distingue l'un de l'autre. A Carteret, à l'extrémité septentrionale de la falaise, là où les sables commencent, pour s'en aller, sans interruption, jusqu'au Rosel, le ruisseau Saint-Germain existe et roule son mince filet d'eau à travers les herbes marines, et l'on y montre encore la petite source où l'évêque se désaltéra, précisément en revenant de Jersey.
Ce fut un singulier voyage, écrivais-je alors, si l'on en croit la tradition persistante. Un soir, les habitants aperçurent quelque chose d'extraordinaire, une sorte de bête flamboyante, qui s'avançait avec une vélocité prodigieuse ; et, à mesure que le monstre approchait, il se dessinait mieux, plus nettement, et bientôt il fut aisé de reconnaître un être vêtu de lumière et qui volait, sur une roue de feu, aussi rapide qu'un oiseau de mer. Et je ferai remarquer qu'il n'était pas encore question de cyclisme, en ce temps-là. Mais, on a beau voyager sur une roue de feu, il n'est pas facile d'éviter la fatigue et d'échapper à la soif. Aussi vit-on bientôt le mystérieux personnage mettre pied à terre et se diriger vers la source. Une fois-là, il se baissa, s'allongeant sur le sol, à plat ventre, et se mit à boire à longs traits, comme un simple mortel ; et quand il se releva, il passa, à plusieurs reprises, les mains dans sa longue barbe, d'où s'échappaient des gouttes lumineuses. Et comme les spectateurs interdits n'osaient trop approcher, ce fut lui qui marcha vers eux et se fit connaître. A près de quinze siècles de distance, la scène est facile à reconstruire. On voit l'évêque, arrivant par une soirée d'été embrasée, ayant, derrière lui, le vaste disque du soleil couchant qui lui fait une sorte d'auréole, ce que la tradition appelle une roue de feu, et s'arrêtant, accablé de fatigue, à quelques mètres de ce qu'on nomme aujourd'hui le cap de Carteret.
Ceci, c'est la légende joyeuse et merveilleuse ; mais, trois siècles plus tard, la réalité apparaissait, dans une de ces catastrophes inexpliquées, qui jeta l'Océan entre l'archipel normand et les côtes de France. Les historiens parlent d'une tempête formidable qui dura trois jours et trois nuits, et qui creusa, dans la terre ferme, une brèche où s'engouffraient les flots de l'Atlantique. Il faut plutôt croire à un phénomène volcanique, ces contrées étant d'origine plutonienne, à une surélévation des bords, aux dépens du centre, où l'eau pénétra avec toute la violence d'un torrent gigantesque. Alors, tout ce qui se trouvait entre les énormes falaises des îles et les falaises de la terre ferme fut envahi, et la mer mugissante roula d'innombrables cadavres. C'est à peu près la légende du roi d'Ys et l'ensevelissement liquide des villes maudites. Et, chose cruelle à écrire, ces morceaux du vieux sol normand n'appartiennent plus à la France par suite d'une erreur de traité ; et, par les temps clairs, il est facile de voir le pavillon anglais, l'Union-Jack, flotter sur les forts de l'île de Jersey.
La catastrophe s'arrêta là, l'extrémité des falaises soulevées alors par l'éruption volcanique, et grâce peut-être à l'influence de Saint-Germain. La source où il but existe encore, dans le fond du vallon, derrière le sable des dunes qui succèdent immédiatement aux rochers, dans une sorte de niche de pierre édifiée par la piété des riverains, et où poussent un tas de choses vertes et souriantes ; mais elle est abandonnée, trop éloignée pour être utile, et c'est à peine si son eau très pure réfléchit, à la belle saison, l'image de quelque passant curieux.
Aujourd'hui, les bateaux pêcheurs de la côte glissent seuls sur les eaux basses et dangereuses de la Déroute ; mais les Parisiens en quête de régions pittoresques, à la fois riantes et sauvages, commencent à fréquenter ce village de Carteret où des villas et des chalets se bâtissent, jusque sur les pentes de la falaise, en quelque pli profond, abrité des terribles cyclones du sud-ouest. C'est tant mieux pour les habitants. qui doivent de fameuses chandelles aux chemins de fer ; mais tant pis pour les amateurs de solitudes pittoresques, encore empreintes des couleurs antiques et tout imprégnées de souvenirs qui naissent sous leurs pas, à chaque instant! C'est ainsi que la vieille poésie des choses se trouve chassée, mangée plutôt par le progrès, car elle ne se réfugie nulle part ailleurs. L'invasion rémunératrice de la civilisation la tue à jamais, et nos enfants ne la retrouveront plus ; il est vrai que, ne l'ayant jamais connue, ils n'en auront point du regret. Et c'est ainsi qu'avec la préméditation de parler pêche, je me suis trouvé entraîné, et par mes souvenirs particuliers, et par la tradition parlée, naguère vivace encore dans le pays, mais qui s'évanouit, avec une rapidité effrayante, grâce à la vapeur et à l'automobilisme, à causer un peu du passé. Ceux qui ont quelque poésie dans le cœur me comprendront aisément si, par une belle soirée, ils vont rêver dans la solitude du cap dont le pied baigne toujours dans la mer, au milieu du silence nocturne, si plein de charme et d'éloquence, là où tant de choses merveilleuses, terribles ou irréparables s'accomplirent, au cours des siècles, qui passent comme les années.
La Villa Bon Accueil, éd. Ollendorff, Paris, 1894. C'était aussi le nom de la maison du défunt.
Charles CANIVET
Journal des voyages (1897)
Il y a quelques années, un des plus épouvantables drames géologiques qui se puissent imaginer se passa dans les îles de la Sonde. En même temps que le volcan Krakatoa entrait dans une active et longue période d'éruption, des tremblements de terre, accompagnés de raz de marée, jetaient la terreur parmi les populations, et les victimes furent nombreuses de ces phénomènes qui surviennent sans crier gare, n'ont généralement pas grande durée et font de terrible besogne. Imaginez des gens bien tranquilles, au bord de la mer, dans une sérénité séculaire, et, tout à coup, surpris par le cataclysme ! Les îles de la Sonde ne sont pas les seules à éprouver de pareilles perturbations, imprévues et meurtrières. Le Japon, dans sa partie septentrionale, ne vient-il pas de subir un raz de marée tel que le pareil ne s'était sans doute jamais vu ? Trente mille victimes, voilà le chiffre connu, jusqu'à ce moment, et il est probable qu'en y ajoutant encore quelques milliers, on se rapprocherait plus sensiblement de la vérité.
Je songeais à cela, il y a quelques jours, au bord de la mer, au pied des magnifiques falaises de Carteret, qui sont une des merveilles du pays riverain de la Manche. Au loin, environ sept lieues, Jersey se détache sur l'horizon, et, par certains couchers de soleil, c'est merveilleux : entre l’île anglaise et la terre ferme, la masse noire des Écrehous, que l'Angleterre veut compter dans son domaine, et qui jeta quelque émoi dans notre monde militaire, il y a peu d'années, à la suite de certains articles alarmistes publiés dans les journaux de la capitale. La mer est le domaine de nos voisins, du moins ils veulent le faire croire, et avec une telle audace, qu'ils finissent par imposer leur prétention.
Et, cependant, jusqu'au huitième siècle, Jersey n'était pas une île, elle faisait partie de la terre ferme et le détroit que l'on voit aujourd’hui n'existait pas. Il est, du reste, sans profondeur, et des navires d'un certain tonnage ne s'y risquent pas, à moins que, poussés par la bourrasque, ils ne viennent s'effondrer sur les hauts fonds. L'histoire ne raconte-t-elle pas que Saint Germain, évêque d'Auxerre, après avoir passé par Lutèce et Nanterre, où il s'entretint, à plusieurs reprises, avec Sainte Geneviève, gagna Jersey après avoir franchi, sur une planche, un simple ruisseau ? Il en revint même, et son retour a donné naissance à la plus bizarre des légendes qui durent encore, dans ces admirables parages de la Basse-Normandie. Je l'ai racontée moi-même, il y a quelques années, dans un livre consacré par quelques hommes de lettres à la mémoire de Léon Cladel1, et elle me semble si curieuse que je n'hésite pas à la reproduire pour ceux des lecteurs du Journal des Voyages qui l'ignorent. Je puis bien, ce me semble, me citer moi-même.
Saint-Germain, évêque d'Auxerre, fut, dans le début du cinquième siècle, un évêque voyageur, empressé d'aller porter partout, après une jeunesse assez orageuse, la bonne parole. Cela s'appelait combattre l'hérésie. Toujours est-il qu'il passa de Coutances à Jersey, sans être obligé de quitter ses sandales. La contrée riveraine du détroit qu'on appelle la Déroute est encore tout imprégnée de son nom : l'on y rencontre des Saint-Germain partout, ornés d'un nom supplémentaire qui les distingue l'un de l'autre. A Carteret, à l'extrémité septentrionale de la falaise, là où les sables commencent, pour s'en aller, sans interruption, jusqu'au Rosel, le ruisseau Saint-Germain existe et roule son mince filet d'eau à travers les herbes marines, et l'on y montre encore la petite source où l'évêque se désaltéra, précisément en revenant de Jersey.
Ce fut un singulier voyage, écrivais-je alors, si l'on en croit la tradition persistante. Un soir, les habitants aperçurent quelque chose d'extraordinaire, une sorte de bête flamboyante, qui s'avançait avec une vélocité prodigieuse ; et, à mesure que le monstre approchait, il se dessinait mieux, plus nettement, et bientôt il fut aisé de reconnaître un être vêtu de lumière et qui volait, sur une roue de feu, aussi rapide qu'un oiseau de mer. Et je ferai remarquer qu'il n'était pas encore question de cyclisme, en ce temps-là. Mais, on a beau voyager sur une roue de feu, il n'est pas facile d'éviter la fatigue et d'échapper à la soif. Aussi vit-on bientôt le mystérieux personnage mettre pied à terre et se diriger vers la source. Une fois-là, il se baissa, s'allongeant sur le sol, à plat ventre, et se mit à boire à longs traits, comme un simple mortel ; et quand il se releva, il passa, à plusieurs reprises, les mains dans sa longue barbe, d'où s'échappaient des gouttes lumineuses. Et comme les spectateurs interdits n'osaient trop approcher, ce fut lui qui marcha vers eux et se fit connaître. A près de quinze siècles de distance, la scène est facile à reconstruire. On voit l'évêque, arrivant par une soirée d'été embrasée, ayant, derrière lui, le vaste disque du soleil couchant qui lui fait une sorte d'auréole, ce que la tradition appelle une roue de feu, et s'arrêtant, accablé de fatigue, à quelques mètres de ce qu'on nomme aujourd'hui le cap de Carteret.
Ceci, c'est la légende joyeuse et merveilleuse ; mais, trois siècles plus tard, la réalité apparaissait, dans une de ces catastrophes inexpliquées, qui jeta l'Océan entre l'archipel normand et les côtes de France. Les historiens parlent d'une tempête formidable qui dura trois jours et trois nuits, et qui creusa, dans la terre ferme, une brèche où s'engouffraient les flots de l'Atlantique. Il faut plutôt croire à un phénomène volcanique, ces contrées étant d'origine plutonienne, à une surélévation des bords, aux dépens du centre, où l'eau pénétra avec toute la violence d'un torrent gigantesque. Alors, tout ce qui se trouvait entre les énormes falaises des îles et les falaises de la terre ferme fut envahi, et la mer mugissante roula d'innombrables cadavres. C'est à peu près la légende du roi d'Ys et l'ensevelissement liquide des villes maudites. Et, chose cruelle à écrire, ces morceaux du vieux sol normand n'appartiennent plus à la France par suite d'une erreur de traité ; et, par les temps clairs, il est facile de voir le pavillon anglais, l'Union-Jack, flotter sur les forts de l'île de Jersey.
La catastrophe s'arrêta là, l'extrémité des falaises soulevées alors par l'éruption volcanique, et grâce peut-être à l'influence de Saint-Germain. La source où il but existe encore, dans le fond du vallon, derrière le sable des dunes qui succèdent immédiatement aux rochers, dans une sorte de niche de pierre édifiée par la piété des riverains, et où poussent un tas de choses vertes et souriantes ; mais elle est abandonnée, trop éloignée pour être utile, et c'est à peine si son eau très pure réfléchit, à la belle saison, l'image de quelque passant curieux.
Aujourd'hui, les bateaux pêcheurs de la côte glissent seuls sur les eaux basses et dangereuses de la Déroute ; mais les Parisiens en quête de régions pittoresques, à la fois riantes et sauvages, commencent à fréquenter ce village de Carteret où des villas et des chalets se bâtissent, jusque sur les pentes de la falaise, en quelque pli profond, abrité des terribles cyclones du sud-ouest. C'est tant mieux pour les habitants. qui doivent de fameuses chandelles aux chemins de fer ; mais tant pis pour les amateurs de solitudes pittoresques, encore empreintes des couleurs antiques et tout imprégnées de souvenirs qui naissent sous leurs pas, à chaque instant! C'est ainsi que la vieille poésie des choses se trouve chassée, mangée plutôt par le progrès, car elle ne se réfugie nulle part ailleurs. L'invasion rémunératrice de la civilisation la tue à jamais, et nos enfants ne la retrouveront plus ; il est vrai que, ne l'ayant jamais connue, ils n'en auront point du regret. Et c'est ainsi qu'avec la préméditation de parler pêche, je me suis trouvé entraîné, et par mes souvenirs particuliers, et par la tradition parlée, naguère vivace encore dans le pays, mais qui s'évanouit, avec une rapidité effrayante, grâce à la vapeur et à l'automobilisme, à causer un peu du passé. Ceux qui ont quelque poésie dans le cœur me comprendront aisément si, par une belle soirée, ils vont rêver dans la solitude du cap dont le pied baigne toujours dans la mer, au milieu du silence nocturne, si plein de charme et d'éloquence, là où tant de choses merveilleuses, terribles ou irréparables s'accomplirent, au cours des siècles, qui passent comme les années.
La Villa Bon Accueil, éd. Ollendorff, Paris, 1894. C'était aussi le nom de la maison du défunt.
Charles CANIVET